Retour sur l’exposition Leïla Ben Sedira et l’Opéra d’Alger

Présentation

Dans le cadre du Festival FARaway, cette année consacré à la Méditerranée, l’Opéra de Reims a voulu mettre en lumière la soprano Leïla Ben Sedira (1903-1982), première soprano algérienne à devenir super-vedette de l’Opéra-Comique entre 1929 et 1939 avant de reprendre sa carrière après-guerre, et illuminer de son talent les scènes d’opéra hexagonales.

Leïla Ben Sedira a régulièrement chanté à l’Opéra de Reims et fut même l’une des artistes invités pour la soirée d’inauguration du Théâtre en 1931 – elle chanta un acte de Lakmé, l’un de ses rôles fétiches.

Leïla Ben Sedira fut également une pianiste virtuose – Camille Saint-Saëns a été son mentor – et une musicienne hors-pair, qui s’intéressa à la musique ancienne et en promût le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Interprète du Petit Yniold du premier enregistrement discographique du Pelléas et Mélisande de Debussy en 1943 sous la direction de Roger Désormières, Leïla Ben Sedira est l’une des grandes représentantes du chant français – un parcours et un talent inspirants.

L’Opéra d’Alger, où elle vit ses premiers spectacles et où elle revint chanter comme vedette invitée, était l’une des maisons majeures de l’autre côté de la Méditerranée. L’évocation de cet Opéra complète l’hommage rendu à cette grande soprano, que le temps ne doit pas effacer.

Le Comité de Direction
Benjamin El Arbi, Mathieu Franot, Christophe Mirambeau, Pascal Neyron.

Leïla Ben Sedira

Leïla Ben Sedira1 était bien plus qu’une chanteuse douée : elle était une personnalité musicale fascinante et une précurseure du multiculturalisme. Elle a grandi à Alger dans une famille franco-algérienne et, après une formation musicale très approfondie, elle obtint un contrat en tant que 1er plan à l’Opéra-Comique. En tant que nouvelle venue, elle faisait face à une forte concurrence de la part de sopranos bien établies ayant une tessiture similaire à la sienne : depuis le milieu des années 20, Germaine Feraldy et Emma Luart chantaient pour un public conquis d’avance ; Yvonne Brothier était louée pour sa musicalité, Jeanne Guyla pour sa polyvalence, sans oublier des stars internationales telles que Fanny Heldy ou Gabrielle Ritter-Ciampi, qui chantaient occasionnellement au Comique. Cela témoigne du talent de Leïla Ben Sedira dans cet environnement hautement compétitif, qui réussit à se tailler une place importante en peu de temps, chantant lors de représentations anniversaires, choisie pour des créations et jouant aux côtés de monstres sacrés tels que Chaliapine. Mais l’Opéra-Comique était en crise, une crise qui culmina en 1934, poussant de nombreux chanteurs à démissionner, ce qui offrit à Leïla Ben Sedira une réorientation de carrière. Elle n’a pas complètement abandonné l’opéra, continuant à se produire - y compris dans de nouveaux rôles - en dehors de Paris et à l’étranger, mais elle a profité de l’occasion pour explorer d’autres domaines musicaux. Elle avait toujours été attirée par la musique française et italienne des XVIIe et XVIIIe siècles, et acceptait de plus en plus d’invitations à présenter ces œuvres à un public plus large.

Elle était étroitement associée à la musicologue Claude Crussard et au groupe Ars Rediviva, qui joua un rôle important dans le retour de la « musique ancienne » auprès d’une plus large audience. Au fil des ans, son répertoire s’élargit ; elle chanta non seulement des Lieder mais également de plus en plus de musique contemporaine. Toujours été active dans la radio, en France, en Algérie et en Suisse en particulier, et, dès les années 1950, elle s’impliqua de plus en plus dans la présentation des classiques arabes au grand public. En plus de la variété de ses goûts dans le domaine classique, elle fit du doublage de films et se prêta au jeu des maisons de disques avec lesquelles elle travaillait en enregistrant de la chanson.

Leïla Ben Sedira est particulièrement importante pour le collectionneur de disques qui a documenté toutes les facettes de sa carrière. La plupart de ses contrats d’enregistrement ont survécu, fournissant une précieuse histoire culturelle de l’entre-deux guerres. Elle fut très en avance sur son temps, tant sur le plan musical que culturel. Sa curiosité musicale insatiable l’a incitée à explorer les richesses de la musique du passé, contribuant ainsi à sa renaissance d’entre-deux guerres et, en même temps, défendant les œuvres de compositeurs contemporains. Sur la scène culturelle, elle anticipait le multiculturalisme dans son sens le plus authentique, rassemblant les cultures arabe et française.

Leïla Ben Sedira est née en 1902 ou 1903 dans une famille multiculturelle aisée à Alger. Plus tard, elle se comparait en plaisantant au célèbre gâteau quatre-quarts, composé à parts égales, dans son cas, d’ingrédients arabes, français, italiens et alsaciens. Son grand-père, Belkacem Ben Sedira (1845-1901) (Sedira signifie cerise sauvage en arabe), avait été un brillant étudiant en France et avait occupé la chaire d’arabe, puis de droit, dans différents instituts d’enseignement supérieur à Alger. Il est connu comme l’auteur du dictionnaire et grammaire français-arabe faisant autorité, et l’instigateur de l’une des premières écoles françaises-kabyles. Il a été naturalisé en 1866, a épousé une Française et a élevé ses enfants dans la tradition française. Camille Saint-Saëns était un visiteur fréquent de la maison à l’occasion de ses fréquents séjours en Algérie. Le compositeur détecta les dons musicaux de la jeune Leïla et lui donna ses premières leçons de piano. Il fut remplacé par V. Llorca, le pianiste partenaire de Saint-Saëns lors de sa dernière tournée algérienne, peu avant sa mort à Alger en décembre 1921. Leïla se produisit pour la première fois en public à l’âge de 10 ans. Sa tante, Mme Murat, professeur de musique, fut une conseillère assidue, l’aidant à perfectionner son jeu pianistique et lui donnant des leçons de chant. À 17 ans, Leïla partit pour Paris, où elle fut admise au Conservatoire National, dans la classe du grand pianiste et pédagogue Lazare-Lévy (1882-1964). Après une leçon particulière, elle chanta pour s’amuser l’un de ces vieux airs italiens dont elle était déjà très friande, « Amarilli, mia bella » de Giulio Caccini, ce qui fit dire à Lazare-Lévy que lorsqu’on avait une voix comme la sienne, c’était le chant qu’elle devrait étudier, et non le piano. Étonnamment, il lui fallut un certain temps avant de suivre ce conseil. Sa voix était déjà naturellement placée et nécessitait relativement peu de formation. Elle étudia d’abord avec une célèbre soprano de l’Opéra de Paris, Jeanne Campredon, la première Maréchale du Chevalier à la Rose de Richard Strauss, lors de sa création parisienne à l’Opéra en février 1927. Leïla demanda également conseil à une mezzo-soprano qu’elle admirait beaucoup, Claire Croiza, la référence en termes de mélodie française, qui lui dit qu’elle n’avait rien à lui apprendre et qu’elle était déjà prête. Tous les doutes dissipés, elle auditionna en septembre 1928 pour l’Opéra-Comique, chantant pour les deux directeurs, Louis Masson et Georges Ricou. Elle fut immédiatement engagée à partir du 1er octobre pour un contrat de quatre ans. Mais avant de pouvoir faire ses débuts, elle devait s’habituer à la scène et répéter ses futurs rôles. Ses débuts officiels eurent lieu sur la scène de l’Opéra-Comique le 26 avril 1929 où elle incarna Olympia des Contes d’Hoffmann.

Leïla Ben Sedira fut membre de l’Opéra-Comique jusqu’en juin 1932, interprétant une variété de rôles, y compris celui de Lakmé le 13 mai 1931 (sa millième représentation à l’Opéra-Comique), Rosina dans Il Barbiere di Siviglia avec Lucien Fugère et Fédor Chaliapine, Barbarina dans Le Nozze di Figaro, l’une des chanteuses dans Masques et Bergamasques de Gabriel Fauré, et enfin, la vendeuse de beignets lors de la première mondiale de Cantegril de Roger-Ducasse en février 1931. Lorsque Louis Masson quitta la direction de l’Opéra-Comique en 1932, comme de nombreux autres chanteurs de la compagnie, Leïla décida de ne pas renouveler son contrat, étant en désaccord avec la politique poursuivie par le nouveau directeur, Pierre-Barthélemy Gheusi, qui suggérait qu’elle ne devrait chanter que Madame Butterfly. Malgré cela, elle continua sa carrière sur scène jusqu’à la Seconde Guerre mondiale dans les opéras de région et en Afrique du Nord.

À l’Opéra du Caire, elle ajouta à son répertoire le rôle de Leïla dans Les Pêcheurs de Perles et chanta Mireille en février 1934, à l’occasion la première locale de l’opéra de Gounod. Mais à partir du milieu des années 1930, elle se consacra de plus en plus à des récitals et des concerts. Elle était particulièrement attachée à la musique italienne et française des XVIIe et XVIIIe siècles.
Claude Crussard, la célèbre musicologue, pianiste/claveciniste et cheffe d’orchestre, partageait cette passion pour la musique baroque et fut fondé en décembre 1935 Ars Rediviva, un ensemble instrumental composé principalement féminin. Le groupe s’est rapidement fait remarquer, se produisant avec succès à Paris (Salle Gaveau, École Normale de Musique, Université des Annales), ainsi qu’à l’étranger : Royaume-Uni, Suisse et Portugal.

Leïla Ben Sedira chanta pour la première fois avec Ars Rediviva à l’École Normale de Musique le 14 décembre 1936 dans des duos de Monteverdi, avec Maria Castellazzi-Bovy, et dans des ariettes de Scarlatti. Elle collabora à de nombreuses reprises avec Claude Crussard et Ars Rediviva et enregistra avec eux certains de leurs disques les plus réussis. Il convient de noter que Claude Crussard redécouvrit la partition de l’opéra David et Jonathan de Marc-Antoine Charpentier, que l’on croyait perdue, et consacra un livre à ce grand compositeur français. Mais un drame survint. L’avion transportant l’ensemble en tournée au Portugal s’écrasa près de Cintra le 1er février 1947. Il n’y eut aucun survivant.

Il y avait un rôle que Leïla Ben Sedira aspirait à chanter plus que tout autre : Mélisande. Elle ne devait jamais voir ce rêve se réaliser, mais elle accepta le rôle plus modeste d’Yniold dans l’enregistrement de Pelléas et Mélisande de Debussy. Il fallut vingt disques pour réaliser le premier enregistrement complet du chef-d’œuvre de Debussy en 1941, sous la direction musicale de Roger Désormière et la direction artistique de Louis Beydts. La distribution comprenait le couple légendaire Irène Joachim dans le rôle de Mélisande et Jacques Jansen dans celui de Pelléas. Henri-Bertrand Etcheverry chantait le rôle de Golaud, Paul Cabanel était Arkel, Germaine Cernay Geneviève et Armand Narçon Le Docteur. L’intégrale parut en 1942 et figure toujours actuellement parmi les enregistrements de référence malgré les nombreuses autres versions enregistrées depuis. L’interprétation d’Yniold par Leïla Ben Sedira demeure inégalée.

En 1944, elle se produisit à la Comédie-Française pour les débuts du grand acteur Raimu dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, jouant le rôle de « Musique », aux côtés du ténor Paul Derenne, Serge Lifar et Janine Charrat représentant « Danse ». Toute la troupe de la Comédie-Française fut de la fête, y compris Marie Bell et Pierre Bertin, avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, dirigé par Jacques Chailley.

Leïla Ben Sedira était dévouée à l’art du chant. En 1936, elle remporta le Grand prix du Disque pour l’enregistrement de duos avec Pierre Bernac (El Desdichado de Camille Saint-Saëns et La Nuit d’Ernest Chausson), avec Jean Doyen au piano. Elle interpréta des chansons d’Albert Roussel, Ernest Chausson, Jean-Michel Damase, Pierre Capdevielle. Henri Sauguet lui dédia son Madrigal (1942) et Manuel De Falla son Psyché. Elle fut la créatrice de la Céline d’Arthur Honegger sur un texte de Georges-Jean Aubry, avec le compositeur au piano.

Elle était également une habituée des studios de radio en France et en Suisse. À partir de la fin des années 1950, elle décida de se consacrer à l’enseignement du chant ; elle donnait ses leçons dans son appartement de la Rue des Beaux-Arts à Paris, où elle mourut le 1er juin 1982. Elle est enterrée dans le cimetière de Saint-Nom-la-Bretèche, à l’ouest de Paris.

Par John Humbley & José Pons
[Trad. Christophe Mirambeau]
Paru dans : The Record Collector, Mars 2017, Volume 62, n°1

Catalogue d'exposition

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