LE BARBIER DE SÉVILLE : INTERVIEW DE CHRISTOPHE MIRAMBEAU

Entretien réalisé le 22.07.25

Avec un Barbier de Séville transposé dans l’Espagne franquiste, Christophe Mirambeau assume de bousculer les codes. Codirecteur de l’Opéra de Reims depuis 2023, il défend un art lyrique ouvert, drôle, foisonnant et accessible à tous, éloigné des carcans et des sacralisations.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amené à la codirection de l’Opéra de Reims en 2023 ?

J’ai toujours eu une carrière multiple : auteur pour la scène, historien du théâtre musical, metteur en scène et éditeur. Mon travail s’est surtout concentré sur les répertoires rares ou inattendus — opérette, comédie musicale, music-hall — que je considère comme un reflet passionnant de leur époque. J’aime les revisiter pour leur redonner du sens dans un contexte contemporain.

J’ai aussi beaucoup travaillé à l’édition musicale, tant sur le répertoire ancien que contemporain. C’est en 2015 que j’ai rencontré Benjamin et Mathieu de la compagnie Les Frivolités Parisiennes, avec qui j’ai monté la version originale de Yes de Maurice Yvain en 2016. Le succès de cette aventure a scellé une complicité artistique et humaine durable : je suis devenu leur conseiller artistique, et, quand s’est présentée la candidature pour la direction de l’Opéra de Reims, nous l’avons portée ensemble avec Pascal Neyron, Benjamin El Arbi et Mathieu Franot.

Comment décririez-vous la ligne artistique ou l’identité que votre direction souhaite insuffler à l’Opéra de Reims ?

Notre ligne artistique se veut à la fois généraliste, spécifique et pointue : proposer le grand répertoire, qui est la vocation naturelle d’une maison d’opéra, mais aussi de la création contemporaine, pour que ce répertoire continue d’évoluer. Il est essentiel d’ouvrir le goût du public à autre chose que les quinze titres les plus joués. Il faut préparer l’avenir, c’est-à-dire, offrir des nouveautés.

Nous défendons toutes les musiques liées à la voix et à l’orchestre, sans exclure la danse, afin d’offrir une programmation variée où chacun puisse trouver sa place — du connaisseur exigeant à celui qui découvre l’opéra par la comédie musicale, le jazz ou la musique contemporaine.

Il s’agit, en somme, de désacraliser l’opéra et de faire de l’Opéra de Reims une maison des musiques vivantes, ouverte à la curiosité et au goût de tous les publics.

En ouverture de saison, vous signerez une nouvelle mise en scène du Barbier de Séville de Rossini, l’un des grands classiques du répertoire lyrique. Quelle a été votre première intuition face à cette œuvre si fréquemment revisitée ?

Le Barbier triomphe depuis plus de deux cents ans sur toutes les scènes du monde entier, mais ma première intuition a été : surtout pas de XVIIIe siècle ! Parce que cette distance temporelle crée une distance avec la vie réelle et ça finit par « opératiser » l’ouvrage. Or, initialement il s’agit d’un opéra bouffe, écrit pour un carnaval, une sorte d’opérette avant l’heure. C’est censé être extrêmement drôle, du rire en musique, pas un concours de vocalises ou de pyrotechnie glottique. Mon envie, c’était vraiment de retrouver cette vitalité, cette jubilation populaire, et d’éviter que l’œuvre ne devienne une simple démonstration technique. C’est pourquoi j’ai choisi la période de l’Espagne franquiste qui, paradoxalement, est une période difficile.

Qu’est-ce qui vous a influencé dans ce choix ?

Je voulais rapprocher l’histoire du Barbier de notre époque. C’est avant tout une lutte de conventions : Bartolo et Basilio sont les symboles d’un monde corseté. Ce sont des manipulateurs, qui veulent contraindre l’avenir d’une jeune fille pour s’enrichir et l’épouser contre son gré. Face à eux, une jeunesse qui cherche à s’épanouir et à aimer librement.

La dernière période où ce corset social et moral a pesé avec autant de force en Europe, est celle de l’Espagne franquiste : un cadre étouffant, régi par des principes idéologiques qui laissaient peu de place à la liberté et s’accompagnaient d’une violence morale et physique certaine à l’encontre des opposants au régime. C’est exactement le monde du Barbier : des manipulateurs qui croient tout contrôler… jusqu’à ce que la situation se retourne et qu’ils soient manipulés à leur tour.

Et au fond, aussi simple que cela puisse paraître, je crois important de garder cette idée : c’est un peu manichéen mais même si ça prend du temps, c’est toujours le bien qui finit par triompher.

Était-ce aussi une volonté de votre part de révéler une volonté de votre part de vouloir révéler une part plus sombre, mais aussi critique ou politique ?

Oui, absolument. Le Séville de 1957, sous le franquisme, reste léger – je ne fais pas dire au Barbier ce qu’il ne dit pas – mais il rappelle une époque encore présente dans la mémoire collective. Ceux qui veulent y voir un sous-texte critique le peuvent.

Le livret de Rossini, écrit par Sterbini, efface toute la critique sociale de Beaumarchais pour ne garder que la mécanique comique de l’opéra bouffe italien. En replaçant l’action sous Franco, j’ai voulu réintroduire un écho à cette dimension critique.

J’ai aussi supprimé les récitatifs originaux, plats et datés, pour privilégier une version vive et théâtrale, proche de la tradition française des dialogues parlés et numéros musicaux, qui redonne au Barbier sa vitalité scénique.
Enfin, il faut rappeler que, sous le régime franquiste, chanter dans une autre langue que l’espagnol était interdit. Certaines traductions servaient à rendre les œuvres tolérables à la censure, tout en restant, en filigrane, profondément provocatrices.

Est-ce qu’on peut parler d’une relecture personnelle du Barbier ?

C’est une question intéressante. Sur Le Barbier, tout a déjà été tenté ou presque. Je ne prétends pas proposer la version définitive, ni réinventer l’œuvre, mais je crois que ma lecture est personnelle par son traitement.

Je travaille régulièrement avec Casilda ; nous avons imaginé une scénographie et un univers qui, je l’espère, ne ressemblent pas à ceux des autres productions : ludique, drôle, parfois même inattendu. Je reste très respectueux de l’œuvre originale, même avec la transposition ou l’usage de dialogues en français – qui d’ailleurs ne trahissent en rien Beaumarchais, puisque Sterbini lui-même s’en était largement éloigné.

Finalement, je ne réinvente pas Le Barbier, mais j’essaie de l’aborder autrement, de le faire revivre à ma manière.

Avez-vous glissé volontairement, que ce soit dans les dialogues ou dans la mise en scène, des expressions ou des références contemporaines dans cette réécriture ?

Non, les références et clins d’œil renvoient vraiment à l’Espagne de 1957. C’est une période charnière : le pays est au bord du gouffre à cause du régime, et le pouvoir, déjà très lié à l’Église, passe alors sous l’influence croissante de l’Opus Dei. Ce mouvement pousse Franco à engager certaines réformes, notamment une ouverture vers l’extérieur et le développement du tourisme.

«Je ne prétends pas proposer la version définitive, mais j’essaie de faire revivre Le Barbier à ma manière, avec vitalité et jubilation »

Christophe Mirambeau

Quelle place accordez-vous au personnage pétillant de Rosine ?

Rosine reste très ancrée dans son époque. Elle incarne la jeunesse moderne qui lutte contre le carcan social dans lequel elle vit. Futée et drôle, elle est aussi une amoureuse naïve et d’une sincérité immense. Une femme moderne, volontaire et qui refuse de se laisser dicter son destin par un tuteur libidineux et intéressé par l’argent.

Et Figaro ?

J’ai imaginé Figaro comme un gitan, pragmatique et opportuniste : la première personne qu’il sert, c’est lui-même. Il suit le vent et les occasions, cherchant à survivre et à réussir. Dans mon imaginaire, il a croisé le comte alors qu’il militait clandestinement contre Franco, avant de se ranger, du moins en apparence. Polyvalent, débrouillard, intelligent, Figaro navigue dans cette Espagne de 1957 en essayant de tirer son épingle du jeu. Sa conscience politique est limitée ; il agit surtout par nécessité et opportunité.

Le comte Almaviva ?

Je l’ai pensé comme un idéaliste, mais profondément macho. Malgré un engagement contre Franco, il reste marqué par son éducation aristocratique. Mon regard contemporain le voit, comme Bartholo et Basilio, comme un personnage infréquentable à sa manière. Almaviva peut sembler le plus “sauvable”, mais ses réflexes et comportements reflètent ceux qu’il prétend combattre.

Et enfin Bartolo et Basilio ?

Basilio est clairement infréquentable, ex-agent de la police secrète de Franco. Bartolo, quant à lui, est un abruti égoïste, corrompu et manipulateur, pour qui le titre de docteur est presque honorifique. Son métier importe peu : il représente surtout la prévarication et l’opportunisme du régime. Ces trois hommes incarnent, chacun à leur manière, des comportements discutables et des abus de pouvoir, vus avec un regard contemporain.

Comment va se dérouler votre travail avec le chef d’orchestre Sammy El Ghadab et la scénographe Casilda Desazars ?

Avec Casilda, c’est une vraie complicité de longue date. Nous avons beaucoup travaillé ensemble pour créer un univers qui respecte tous les paramètres, techniques et financiers. Elle est l’une des rares personnes à comprendre ce que j’ai dans la tête : ma vision du décor, son fonctionnement, son rôle dans le jeu. Pour moi, un décor ne doit pas être juste joli ou décoratif : il doit participer à l’action, avoir une fonction dans chaque scène, être intégré à la situation et au jeu. Avec Casilda, c’est exactement ce que nous faisons. Tout est théâtre, et le décor devient presque un comédien à part entière. C’est un vrai bonheur de collaborer ainsi, d’inventer des choses où rien n’est purement décoratif.

Quant à Sammy, j’ai déjà travaillé avec lui sur une production précédente. C’est un musicien extraordinaire, extrêmement pointu sur les questions vocales, la justesse et l’expression des chanteurs. C’est un chef d’orchestre techniquement remarquable, et en plus, il est ouvert à toutes mes idées un peu folles. Travailler avec lui, c’est allier musicalité et théâtralité avec fluidité, sans jamais trahir la musique ni le théâtre. Pour moi, c’est fondamental, car je porte les deux casquettes : musicien et metteur en scène, et j’ai à cœur de respecter autant l’un que l’autre.

Le rythme effréné de Rossini impose-t-il une manière spécifique de diriger le jeu des chanteurs ?

Absolument ! C’est un opéra difficile à mettre en scène, car la contrainte vocale est considérable : il faut que les chanteurs puissent chanter confortablement cette partition exigeante. Tout est donc millimétré dans la mise en scène, pensé en fonction de l’exécution musicale.

Il y a aussi des passages qui sont presque uniquement vocaux, des ensembles ou des airs qui peuvent paraître comme de longs “tunnels” musicaux. Pour moi, il est inimaginable de rester statique sur scène pendant ces moments : il faut toujours qu’il se passe quelque chose de signifiant, qui nourrisse l’histoire et le sens. Les gestes, actions ou petites interactions que je propose ne sont jamais gratuits : ils accompagnent la musique et le texte. Même dans ces longs passages musicaux, il s’agit de trouver des moyens de raconter quelque chose et de garder le spectateur captivé. C’est un vrai défi, mais aussi une part extrêmement passionnante du travail.


Quel regard espérez-vous susciter chez un spectateur qui découvrirait Le Barbier pour la première fois ?

Le plaisir, le rire, et cette pensée : « Ah, c’est ça, l’opéra ? »
Qu’on réalise que ce n’est pas intimidant du tout. Le Barbier de Séville, au fond, c’est une forme de comédie musicale avant l’heure. Ce que j’espère, c’est que le jeune, ou le spectateur qui découvre, ne se sente ni jugé ni inférieur parce qu’il n’a jamais mis les pieds à l’opéra, ou qu’il n’a jamais vu Le Barbier. L’idée, c’est qu’en sortant de la salle, tout le monde ait compris l’histoire, se soit amusé, ait ri, tout autant que les chanteurs, le chef et l’orchestre auront, je l’espère, pris du plaisir à jouer.
C’est un divertissement commun, et j’aimerais que ça donne envie de revenir, de découvrir d’autres œuvres, sans se poser mille questions sur le mot « opéra ». Ce n’est rien d’autre que du théâtre musical.

Comment pensez-vous que cette mise en scène pourrait surprendre, voire secouer, les amateurs les plus familiers de l’œuvre ?

Les puristes me reprocheront sans doute la transposition en 1957, dans l’Espagne de Franco. Mais les récitatifs sont souvent ennuyeux, les gags datés : ma version bouscule les habitudes pour rappeler que Le Barbier de Séville est avant tout un divertissement pétillant. Ceux qui veulent du traditionnel en trouveront ailleurs.

J’assume d’en faire un spectacle vivant, sans tunnels musicaux vides de sens, avec des personnages assombris – Basilio ancien espion, Bartolo corrompu – et d’autres plus contemporains. Rosine, dans son bain, évoque Sara Montiel, star de 1957. Ce mélange foisonnant, parfois chaotique, c’est exactement ce que je veux assumer.

Quel est votre plus grand souhait pour cette saison à l’Opéra de Reims ?

Voir l’enthousiasme du public, sentir son appétit pour les spectacles, lire la joie dans ses yeux à la sortie. Et rendre heureux tous les artistes invités, fiers et ravis de jouer pour le public rémois.

Propos recueillis par Hugo Chaillou

Le Barbier de Séville

Musique Gioachino Rossini
Libretto Cesare Sterbini
Direction musicale Sammy El Ghadab
Mise en scène Christophe Mirambeau
Orchestre de l’Opéra de Reims
ven. 26 SEPT. 20h (BEFOR’ à 19h)
dim. 28 SEPT. 15h
de 10 à 59 €