Thomas Nguyen ou l’harmonie de l’inattendu


Thomas Nguyen, pianiste, compositeur et fondateur du Collectif Io, nous invite à plonger dans l’intimité de son parcours musical lors de son prochain spectacle à l’Opéra de Reims, le 23 avril prochain. Entre ses rencontres marquantes – notamment celle avec Marie-France Ionesco – et son engagement auprès d’un public intergénérationnel, il partage sa vision d’un art décloisonné, où chaque projet offre une surprise renouvelée. Découvrez comment, en mêlant écriture musicale et mise en scène épurée, Thomas Nguyen réinvente la scène pour un spectacle à la fois touchant et audacieux.
Le 15.04.25
Comment es-tu arrivé à la composition musicale et à la mise en scène ?
J’ai commencé le piano très jeune, vers l’âge de 5 ans, et je suis rapidement entré au conservatoire. L’apprentissage y était très rigoureux, parfois même un peu oppressant. C’est dans la composition que j’ai trouvé un véritable espace de liberté, quelque chose de très intime, très personnel. J’y voyais une forme d’expression qui m’appartenait totalement.
J’aimais aussi le rapport à l’écriture musicale. Contrairement à beaucoup, j’aimais le solfège, ce qui m’a naturellement amené à vouloir écrire de la musique assez tôt. Cela dit, je n’ai pas poursuivi d’études en composition, justement parce que je voulais garder cette pratique comme un espace de liberté, loin des contraintes académiques.
C’est seulement entre 17 et 19 ans que j’ai commencé à faire écouter mes compositions à des interprètes autour de moi, à partager un peu ce que je faisais.
Comment ton approche de la musique et de la scène a-t-elle évolué au fil des années ?
Au début, j'avais tendance à compartimenter mes pratiques. J’ai un parcours assez particulier, entre musique classique, opéra, musiques actuelles, chanson française, rock… Du coup, je cloisonnais beaucoup les styles, je créais peu de passerelles entre ces mondes.
Mais avec le temps, j’ai compris que je n’étais pas « soit l’un, soit l’autre », mais bien tout cela à la fois. Aujourd’hui, je cloisonne beaucoup moins, et ça m’a permis de trouver une forme de légitimité plus profonde. Ça m’a aussi libéré dans ma façon de composer : je me sens plus libre, plus ouvert, moins limité par des genres ou des formats. Et c’est la même chose dans mon rapport au piano.
Qu’est-ce qui t’attire dans cette diversité de formats ?
En tant que pianiste, j’aime jouer toutes sortes de répertoires, tant que le projet me touche et que les personnes avec qui je joue m’inspirent. J’aime la richesse qu’il y a dans le mélange des styles, dans le fait de tisser des ponts entre des esthétiques différentes.
La musique de film m’a toujours fasciné pour ça : elle permet un véritable métissage. C’est l’image qui prime, le récit sous-jacent, et la musique devient un langage au service de cela. On peut y mêler une écriture classique à la John Williams avec des sons électroniques, du jazz, du rock, ou encore des musiques du monde. Cette ouverture, cette liberté, cette rencontre des univers, c’est ce que je trouve passionnant.
Tu as fondé le Collectif Io en 2008. Quelle était l’impulsion de départ ?
Au départ, c’était assez simple : on voulait créer un spectacle pluridisciplinaire avec des amis musiciens. Il y avait un texte que j’avais mis en musique, et on voulait mêler théâtre, musique, arts visuels... On s’est dit qu’il fallait une structure pour porter tout ça. C’est comme ça qu’est né le Collectif Io.
Très vite, le collectif s’est structuré autour de la création de répertoires originaux, avec une forte dimension pluridisciplinaire, mais aussi un engagement social. On voulait que notre pratique artistique soit ouverte aux autres. On a donc mis en place des actions culturelles, des ateliers, et surtout, la troupe de jeunes du Collectif Io, qui est aujourd’hui un peu l’emblème de cette démarche.
En tant qu’artiste, qu’est-ce que t’apporte ce travail auprès des jeunes ?
C’est extrêmement nourrissant. Il y a d’abord un sentiment très fort d’utilité : on voit combien le fait de transmettre, de partager sa pratique artistique peut transformer les choses. C’est une pratique décloisonnée, qui mêle théâtre, chant, danse... Je compose des musiques pour eux, donc je suis au plus proche de leurs envies, de leurs énergies.
On les voit évoluer d’une année à l’autre, gagner en confiance, dans leur parole, dans leur rapport au groupe. Ce sont des échanges très spontanés, très horizontaux : il n’y a pas de hiérarchie, on est ensemble dans la création. Et les voir s’épanouir sur scène, c’est profondément émouvant. Ça me rappelle que notre métier, c’est aussi le partage.
Parlons maintenant du spectacle Pierre, le loup... et la petite fille qui voulait des histoires. Comment est née cette idée de croiser Prokofiev avec les Contes de Ionesco ?
Au départ, il y a eu une envie très personnelle. Pendant le confinement, j’ai voulu offrir un cadeau à ma fille. Je me suis souvenu des Contes 1, 2, 3, 4 de Ionesco, que j’avais trouvés magnifiques, et j’ai eu envie de les mettre en musique, comme une façon de raconter ces histoires à ma fille.
J’avais aussi envie d’écrire pour un quintette à vent, une formation que je n’avais jamais explorée. Et comme j’avais des amis du Quintette Akébia partants pour le projet, c’est ainsi qu’est né ce premier geste artistique.
Quand le projet a pris de l’ampleur, j’ai pensé à l’ouvrir avec Pierre et le Loup de Prokofiev. D’abord parce que c’est une œuvre connue, rassurante pour le public, surtout face à une création originale. Et aussi parce qu’il y a une filiation directe : dans ma composition, comme chez Prokofiev, chaque personnage a son thème musical. On retrouve ce jeu de variation en fonction des émotions ou des actions. Pierre et le Loup sert un peu de clé d’entrée pour comprendre l’écriture musicale des contes.
Comment as-tu découvert ces Contes de Ionesco ?
Par hasard, dans une librairie. Je discutais avec la libraire, elle m’a conseillé ce recueil, très beau, avec les illustrations d’Étienne Delessert. Et dès la première lecture, j’ai été séduit. Il y a un mélange d’intime et d’universel. Ce père qui raconte une histoire à sa fille, d’abord un peu à contre-cœur, puis qui se prend au jeu… C’est drôle, poétique, surréaliste.
On y retrouve l’univers de Ionesco, les thématiques de son théâtre, son langage si particulier. C’est à la fois très tendre et complètement décalé. Ça m’a touché et amusé à la fois.
Peux-tu nous parler de ta rencontre avec Marie-France, la fille du célèbre écrivain Eugène Ionesco ?
Quand on a voulu monter le spectacle avec le Quintette Akébia, j’ai fait une demande de droits auprès de Gallimard, qui m’a renvoyé vers la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Et un jour, j’ai reçu un appel… c’était Marie-France Ionesco en personne !
Elle m’a demandé de lui expliquer ma démarche. On a beaucoup échangé, je suis allé la rencontrer. Elle m’a parlé de son père, de l’origine des Contes, de son enfance... Elle a écouté la musique, et ça a été un moment très fort. Elle m’a dit que j’avais trouvé une justesse, une fidélité à l’esprit de son père. Ça m’a beaucoup touché.
Elle m’a aussi expliqué pourquoi son père avait sous-titré ces textes Contes pour enfants de moins de 3 ans. Pour lui, ce regard libre, cet imaginaire pur, on le possède pleinement dans les premières années de vie. Cela étant, on est déjà influencés par les adultes, par le regard des autres. C’est à partir de ses souvenirs avec Marie-France, toute petite, qu’il a écrit ces Contes.
Comment les éléments de mise en scène – décors, costumes, lumières – participent-ils à cet univers hybride entre conte et absurde ?
En fait… il n’y en a pas ! Il n’y a pas de costumes, pas de scénographie, pas d’accessoires. C’est extrêmement épuré. Bien sûr, il y a un peu de lumière, car on reste dans une configuration de spectacle, et puis l’opéra est un lieu vaste, donc il faut occuper l’espace. Mais l’essentiel reste très sobre : un comédien d’un côté, des musiciens de l’autre, et un dialogue qui s’installe entre eux.
C’est pour ça que je disais que l’essence de cette création, c’est vraiment le texte et la musique. Le reste est volontairement absent. Cela permet de créer une interaction très particulière entre les comédiens et les musiciens.
Et puis, le comédien s’adresse aussi très directement au public. Il y a une vraie proximité dans le jeu. On a estimé que cela suffisait à porter le propos. Ce projet scénique est pensé pour un jeune public, mais qui s’adresse aussi aux adultes.
À quoi peut-on s’attendre en venant voir ce spectacle ?
Je dirais que c’est une ode à l’enfance, à sa spontanéité, à la façon unique qu’ont les enfants de regarder le monde. L’imaginaire est au cœur du spectacle. Il n’y a quasiment pas de décor, la mise en espace est très sobre. Ce sont la musique et le texte qui construisent les images.
Le côté fantastique est très fort, surtout dans les contes de Ionesco, avec leur absurdité, leur humour, leur poésie. Pierre et le Loup, lui, est plus classique, mais fait partie de notre imaginaire collectif. Il apporte une touche familière.
Est-ce important pour toi de proposer un théâtre qui interroge les enfants, les bouscule, et pas seulement les divertit ?
Oui, complètement. Même dans l’acte de création lui-même, je ne me demande pas d’abord si je fais quelque chose pour le jeune public. J’ai longtemps travaillé dans ce domaine, mais je ne me suis jamais dit : « je vais créer pour les enfants ». Ce qui me guide, c’est plutôt : pourquoi je crée ça ? Quelle résonance cela a-t-il aujourd’hui ?
Et puis, parfois, les thématiques touchent aussi les plus jeunes, alors ça devient naturellement un spectacle pour eux. Mais à mes yeux, un bon spectacle n’est pas "pour enfants" uniquement. Il est familial, intergénérationnel. Je n’aime pas trop cette étiquette de « jeune public », qui enferme.
Je pense qu’un geste artistique doit répondre à une époque, à une urgence, à une nécessité intérieure. Et cela peut toucher tout le monde – y compris les enfants. D’ailleurs, c’est ce qui est beau dans ces spectacles familiaux : plusieurs générations reçoivent la même œuvre, mais chacune à sa manière. Et après, ils peuvent en discuter ensemble. C’est cette richesse-là qui m’intéresse. Le spectacle devient vivant au-delà de nous, à travers les retours très différents qu’il suscite.
Et toi, personnellement, comment as-tu vécu ce projet ?
Très bien, en fait. Avec le Collectif Io, on fait souvent des formes lyriques ou de théâtre musical, avec de grosses équipes. Et comme j’ai à la fois le rôle de compositeur, de concepteur et de porteur de projet, ça demande beaucoup mentalement.
Mais ici, c’était un objet plus simple, plus direct : six interprètes sur le plateau, de la musique, un peu de texte, un rapport très spontané. Rien à penser d’autre que le jeu, la musique et la relation au public. Et ça m’a touché d’autant plus que ce projet était aussi un geste personnel, intime, dans mon parcours. Il y a eu cette rencontre marquante avec Marie-France Ionesco, et puis j’ai eu la chance d’être entouré de musiciens d’exception, très généreux. Ça a tout changé. Le plaisir était là, dès les premières répétitions. Chaque fois qu’on se retrouve, c’est un moment humain et musical très fort.
Si tu devais décrire le spectacle en quelques mots ou en une image ?
Je reprendrais des mots proches de ceux utilisés pour le présenter : « enfance, insolite, merveilleux ». Ce sont ces trois notions qui l’incarnent. Je préfère dire « insolite », en fidélité à Ionesco, qui lui-même n’aimait pas tellement le mot "absurde".
Avec tout ce que tu as accompli jusqu’ici, qu’est-ce qui continue encore à t’étonner dans ce métier ?
Justement, c’est la surprise elle-même. Ne pas savoir ce qui va venir. Ce sont les rencontres, surtout, qui m’étonnent toujours. D’un projet à l’autre, d’un échange à l’autre, de nouvelles idées naissent, de nouvelles créations émergent.
On a beaucoup de chance dans ce métier. Le lien aux autres est essentiel, et il est toujours porteur de surprises. C’est très riche, même dans un contexte parfois angoissant, comme aujourd’hui. Mais malgré tout, je choisis de regarder vers ce qui vient. Et il y a toujours quelque chose qui surgit : une proposition, une collaboration, un déplacement. Ça me nourrit, et j’espère que ça ne cessera jamais.
Et côté projets, qu’est-ce qui se prépare en ce moment ?
Il y a un opéra en préparation, qui s’intitule The Third Reich of Dreams (Le Troisième Reich des rêves). Le livret écrit par Lancelot Hamelin, est inspiré d’un texte de Charlotte Beradt. Ce texte compile des rêves recueillis à Berlin dans les années 1930, à l’époque de la montée du nazisme. La question centrale, c’est : quelle place donne-t-on à nos rêves, à leur interprétation, et comment une société qui bascule peut-elle infiltrer notre inconscient ?
Et puis, il y a une comédie musicale qui arrive aussi, avec la troupe de jeunes du Collectif Io. Elle s’intitulera Le Cygne du lac, également écrite par Lancelot Hamelin. Ce sont les deux projets majeurs en cours : un opéra, et une comédie musicale. Il y a aussi d’autres choses en réflexion, mais moins avancées pour l’instant.
Et puis concernant le spectacle Pierre, le loup... et la petite fille qui voulait des histoires sera joué à Avignon, dans le cadre du festival Interférence organisé par la FEVIS pendant le Festival d’Avignon. On joue à la Collection Lambert, le musée d’art contemporain d’Avignon, du 14 au 17 juillet. On y donnera quatre représentations.
Propos recueillis par Hugo Chaillou